Nous sommes appelés par un nom
EXODE 3,1-15
Le contexte :
Moïse est né à une époque où le Pharaon ne sait plus trop quelle est l’histoire des Hébreux qui habitent son pays. Il les asservit à de rudes travaux. Mais plus il y a de privations, de limitations, plus le peuple se multiplie. Le Pharaon ordonne alors aux sages-femmes d’éliminer les garçons à la naissance.
C’est que la vie fait peur… par son invincible vitalité.
Lytta Basset : « Réservoir inépuisable, la fécondité humaine a quelque chose d’insolent. Ainsi en était-il du peuple Hébreux en Egypte – véritable ressort, à peine comprimé, aussitôt détendu : « Plus on voulait le réduire, plus il se multipliait et plus il éclatait (ou débordait ou faisait une brèche,… comme le brin d’herbe entre deux pierres scellées) »
« Résister c’est exister » est-il écrit sur un mur de Jérusalem. C’est faire appel à toutes nos énergies positives, nos ressources d’espoir, nos idées créatrices, écouter nos désirs, aller chercher ce qui nous fonde, pour répondre autrement aux moments difficiles, à ce qui nous réduit et nous met sous tension.
Moïse est alors remis au Nil. C’est la fille du Pharaon qui le recueille. Il sort de l’eau du Nil. C’est comme une naissance. Il est né du fleuve.
Il porte déjà en lui le grand moment qu’Israël va vivre quand, conduit par Moïse, lui aussi il sera tiré des eaux.
La première lettre du nom de Moïse mêm signifie l’eau en Hébreu. Les eaux matricielles qui portent en elles-mêmes la vie. Cette lettre a une ouverture vers le bas, un espace à l’intérieur. C’est à partir de ce vide que tout existe, que la vie peut se développer et grandir. Qu’il y a un processus d’enfantement à ce qui doit naître. C’est du fait de ce vide que la création a pu se faire : « Or la terre était vide et vague » Gn 1,2.
La deuxième lettre du nom de Moïse est une lettre de feu. La dernière est une lettre qui porte le souffle. C’est le souffle de l’Esprit Saint qui donne la force créatrice à la vie en gestation.
Dans le nom de Moïse (Moshe) il y a aussi en Hébreu le mot shem qui signifie le nom. Pour les Hébreux le nom est l’essence d’un être. Le nom a une force, une dimension vibratoire très forte, il dit un projet de vie. Nous sommes appelés par un nom.
Le nom peut aussi se prononcer sham, qui signifie là-bas. Autrement dit le nom porte notre vocation profonde qui est de nous mettre en chemin, de nous déplacer dans notre corps et dans notre cœur et d’aller vers nous-mêmes.
Moïse intervient face à la brutalité d’un Egyptien qui frappe un Hébreu. Moïse a une réaction immédiate, il le frappe et le tue. Elle est celle d’un homme fort qui maîtrise et décide de sa vie d’une manière radicale et qui est profondément sensible à l’injustice. Il a la tête pleine d’un idéal de réconciliation et d’idées de liberté.
Le lendemain il voit une querelle entre deux Hébreux. Il intervient de nouveau auprès de l’oppresseur. Mais son geste précédent est découvert et Pharaon cherche à tuer Moïse. Alors devant cette menace, Moïse prend peur et fuit à l’étranger. La peur est une émotion intense qui nous met à l’étroit, réduit l’espace, les perspectives. Elle nous déstabilise, elle nous déplace hors de nous-mêmes, hors des repères et des protections familières.
.Moïse est poussé à un choix, il va alors quitter l’Egypte qui est une terre de l’esclavage et de l’étroitesse pour les Hébreux. Et il va vers une autre terre, vers Madian qu’il ne connaît pas. Le nom de Madian porte en lui la signification de matrice et de justice.
Moïse a quitté ce qui le rattachait à l’Hébraïsme et à l’Egypte. Il est complètement exilé. Il vit une expérience d’impuissance et de rupture avec ses cultures Hébraïques et Egyptiennes, et avec lui-même. Il n’a ni terre, ni sécurité, ni avenir, ni protection.
A Madian Moïse va retrouver le mode de vie des patriarches, ses ancêtres nomades gardiens des troupeaux. Dans la Bible, Madian est un des fils d’Abraham (Gn 25,2).
Moïse dans la déchirure et l’exil qu’il traverse est comme poussé à revenir à des commencements, à se relier concrètement à ses racines et à son histoire. Il vit à la fois un arrachement et un enracinement.
La fuite de Moïse à Madian ressemble à une sorte de retour vers un lieu de fondement pour que de là, de cette terre d’origine, il puisse reprendre contact avec lui-même.
De la sorte nous dit le commentaire de la Tob, il sera prêt à entendre l’appel du Dieu de son père Abraham (Ex 3,6).
Georges Haldas : « C’est quand tout semble s’écrouler et se désagréger que, plus libre et plus net, s’ouvre le chemin qui mène aux fondements. »
Le texte nous dit que Moïse s’assoit auprès d’un puits. Et il est de nouveau témoin d’une injustice : Les 7 filles de Jethro puisent de l’eau. Moïse écarte les bergers qui tentent de les chasser.
Moïse s’assoit sur cette terre nomade foulée par ses ancêtres et au bord du puits. Le puits nous met en contact avec l’eau vive. S’asseoir en Hébreu veut dire être établi. Au bord du puits Moïse est situé dans un axe entre terre et ciel.
C’est dans cette pause que va surgir quelque chose. Qu’il peut y avoir le buisson. Nous sommes tous en quête d’être touchés par la voix, par l’appel et avant tout nous avons besoin d’être assis. C’est le sens du Shabbat, le retour à notre dimension profonde pour se défaire de l’ordinaire et être en contact avec ce qu’il y a de plus essentiel en nous. C’est là que peut avoir lieu la rencontre.
Etty Hilesum apprend à « se laisser guider par une urgence intérieure ». Elle y découvre le dialogue avec ce qu’il y a de plus profond en elle : « Quand on est parvenu à rejoindre en soi-même ces sources originelles que j’ai choisi d’appeler Dieu, alors on se retrempe constamment à cette source ».
Pour faire le lien avec ma vie :
comment je reviens à mes fondements, lesquels, quels sont mes points d’appui, mes terres d’enracinement. Reconnaître mes endroits, ressources et moyens de résistance quand la vie est réduite, comprimée
me souvenir d’un moment où j’ai reçu la vie en moi par un évènement, une P(p)arole, une rencontre.
quels sont les moments où je choisis de m’asseoir au bord du puits, où je rejoins des sources originelles, quels lieux sont des espaces ouverts à la présence de Dieu.
Moïse vit un long exil de pèlerin à Madian. Il est adopté par la famille de Jethro, il devient berger et il épouse Cippora. Ils vont avoir un fils dont le nom signifie : « l’étranger est porteur d’un nom ». Et cela même dit l’expérience profonde d’exil et de quête d’identité que vit Moïse à Madian.
C’est le moment d’un passage dans la vie spirituelle. Après la période où l’on croit pouvoir tout maîtriser par soi-même, période de la radicalité, de l’idéologie, du découragement, de l’impuissance, comme l’a vécu Moïse, vient la solitude, le silence de Madian. Elle durera pour Moïse un tiers de sa vie : quarante ans : c’est le temps d’une gestation humaine. C’est ce long temps d’attente qui permet tout un processus de maturation et de reconstruction.
Cette condition d’exilé va être pour Moïse un appel à transformer l’exil en exode libérateur en refusant que la peur lui impose sa loi, un appel à passer de l’exil à la migration en allant aux sources de l’être, un appel à aller vers lui-même. Il va vivre toute une traversée intérieure et un lâcher prise progressif de ses idéaux. Partir est une expérience décapante mais c’est aller vers un chemin de transformation, de réconciliation intérieure.
Marie-Hélène Congourdeau : « En allant vers nous-mêmes, en entrant dans le royaume intérieur pour y rencontrer la P(p)arole, nous trouverons notre vrai lieu, le lieu de Dieu en qui nous demeurerons (Jn 15,5) ».
Alors Moïse fait l’expérience de l’initiative de Dieu. Il intervient dans le buisson ardent et l’appelle pour retourner en Egypte et libérer son peuple. Moïse va désormais agir à la demande de Dieu et non plus de sa propre initiative. Il va faire l’expérience que la force est donnée par Dieu.
Nous sommes appelés à passer de la maîtrise de nous-mêmes à la remise de nous-mêmes. Ce passage s’appuie sur la prise de conscience progressive de notre propre identité qui s’est forgée à travers toutes les expériences de vie concrète. Ce sera le chemin de Moïse, berger à Madian.
André Louf : Le chemin vers Dieu amène toujours à faire l’expérience de sa propre impuissance. Là où je ne puis rien, là où tout m’est enlevé, là où je ne puis plus que constater mon échec, c’est là, précisément qu’il y a encore la place où il ne me reste plus rien d’autre que m’abandonner, de me remettre, d’ouvrir les mains et de tendre mes mains vides vers Dieu. »
C’est de passer de l’impossibilité et de l’impuissance à la possibilité retrouvée. Alors il n’y a plus de blocage, le mouvement se fait à nouveau et dès ce moment tout peut s’ouvrir et des solutions aux problèmes surviennent. Les ressources intérieures sont comme réactivées. A l’inverse plus on essaie d’obtenir quelque chose à l’arraché avec beaucoup d’efforts et plus le but désiré s’éloigne.
Beaucoup d’éléments qui sommeillaient en germe peuvent ainsi se développer et prendre forme. L’être humain a un grand potentiel pour se redresser et retrouver confiance.
Moïse qui est berger va au plus profond du désert. Ce mot en Hébreu, Midbar, contient à la fois les mots matrice et parole. Le désert est la matrice de la Parole. Le désert du mont d’Elohim, à l’Horeb, plus qu’un lieu géographique, est le lieu où Dieu rencontre l’homme.
Pour faire le lien avec ma vie :
nommer les expériences, les lieux, les passages qui ont été rencontre de Dieu. Quelle est sa manière de venir à ma rencontre
me souvenir des chemins où je suis passé de l’exil à l’exode, ce que j’ai appris, reçu, mais aussi ce que j’ai lâché, idéaux, images, convictions…
me demander : où en suis-je pour le moment, est-ce la période de mes propres idées et projets où j’ai avant tout l’initiative, dans la maîtrise de moi-même, ou suis-je à Madian dans l’attente d’y rencontrer la Parole, que la vie s’ouvre à nouveau, dans la période où je suis dans la confiance, dans l’espérance, dans le lâcher prise et la remise de moi-même pour laisser Dieu agir en moi.
Ces périodes sont symboliques, elles peuvent même se reproduire ou ne concerner que certains domaines de notre vie.
Ce qu’on peut dire aussi de cet épisode biblique c’est que Dieu se rend présent à l’homme dans son cadre de vie habituel - au moment où Moïse fait paître le petit bétail de Jethro
Dieu se manifeste au cœur de ce qui fait notre quotidien. Ce n’est pas en dehors de notre vie quotidienne ni en dehors de nous-mêmes qu’il nous attend et nous appelle. C’est en nous, là où sont les racines de notre terre d’origine.
Bibliquement le lien entre l’homme et la terre est très étroit. Toute l’histoire du peuple de Dieu est marquée par la notion de la terre – du pays – commençant dès le jardin d’Eden et qui passe en cours de l’histoire de la terre réelle extérieure à la terre réelle intérieure.
Continuellement nous sommes appelés à passer du pays réel extérieur au pays réel intérieur et de l’intérieur à l’extérieur. Ces deux pays-terres sont en alliance.
Moïse est au pied de l’Horeb, il s’écarte de son chemin pour voir le buisson enflammé, qui brûle sans se consumer. Curieux et surpris, il s’approche pas à pas.
Les événements par lesquels Dieu nous fait signe sont plus nombreux que l’on pense mais il nous manque peut-être la curiosité, la capacité de nous étonner, de prendre le temps de faire n détour, de s’arrêter, d’écouter, pour discerner la présence de Dieu dans notre vie, pour voir ce qu’il y a au cœur des évènements. Pour voir dans quelle direction de vie cet évènement nous appelle à nous orienter.
Le lieu où l’on s’étonne est souvent celui où le Christ nous interpelle pour nous emmener plus loin, plus profondément dans une orientation nouvelle. Pour ouvrir de nouveaux sens.
Moïse reçoit l’ordre de retirer ses sandales parce que en orient cela manifeste le respect que l’on a pour un lieu sacré. Là où il y a une rencontre avec Dieu, se crée un espace sacré.
Einstein disait : « L’homme qui a perdu la faculté de s’étonner et d’être frappé de respect est comme s’il était mort ».
Pour faire le lien avec ma vie :
Moïse se déchausse : de quoi. Comment son attitude intérieure ou même corporelle de respect me rejoint. La rencontre avec Dieu nous appelle à un changement, un désir de se défaire des attaches qui nous encombrent et nous retiennent, de se libérer des entraves, d’être disponible à l’écoute de la Parole.
Moïse s’est détourné de ses chemins habituels. Est-ce qu’il y a des évènements qui ont fait irruption dans ma vie. Ils m’ont étonné, fait me détourner, ils sont devenus Parole-évènement qui surprend, qui interroge, qui fait signe
comment Dieu m’a rejoint - sur quelle terre, lieu, endroit de ma vie il m’invite à aller plus loin, ou plus profondément en ouvrant de nouveaux sens.
Dans la Bible le feu est le symbole habituel de la présence divine. Nous pouvons nous demander pourquoi a-t-on voulu parler de Dieu à travers l’image du feu et qu’est-ce que cela veut dire de Dieu et de nous à travers ce langage ?
Le prophète Jérémie peut en témoigner : la parole de Dieu était dans son cœur comme un feu dévorant. Les disciples d’Emmaüs connaîtront la même expérience. Après avoir reconnu le ressuscité à la fraction du pain, ils se souviennent tout d’un coup que leur cœur était tout brûlant pendant qu’ils écoutaient Jésus sur la route.
Etty Hillesum : « comment peut-on brûler d’un tel feu, de cette immense joie de vivre, de cet amour et de cette force qui jaillissent de moi comme des flammes ». Sa tâche est de garder son cœur plein de passion « Je veux t’aider mon Dieu à ne pas t’éteindre en moi ». Ce feu est en elle comme une force intérieure rayonnante qui la pousse à partager et à assumer la souffrance qui l’entoure.
Dieu a vu que Moïse s’écarte de son chemin pour voir. Le verbe voir est cité 7 fois dans les neuf premiers versets. C’est une vision progressive qui ouvre et prépare à une compréhension nouvelle. Alors Moïse passe du visuel à l’auditif. Il entend une voix qui lui parle.
Le verbe écouter en Hébreu se dit shama, il contient shem le nom. Autrement dit, si nous sommes dans l’écoute nous allons entendre notre nom. C’est au cœur du buisson que Moïse est appelé par son nom.
Alors Dieu se manifeste par l’audible car Moïse s’est détourné et il est un homme présent. Il prononce son nom deux fois. Moïse entend et répond à l’appel de son nom : « Me voici ». Il se laisse prendre par le oui. Comme Abram, Moïse répond « Me voici » sans fuir devant le feu qui brûle et la voix qui l’appelle.
Dieu lui dit « Va »La mission donnée se greffe sur la personnalité de Moïse, sensible à l’injustice et qui a expérimenté en lui à la fois la force et la faiblesse.
Moïse est envoyé à Pharaon dans le but de libérer le peuple Hébreux de l’esclavage. C’est tellement inattendu et grand que Moïse doute de la réalité de ce qu’il entend : il demande : « Qui suis-je ? » « Quel est ton nom ? Que leur dirai-je ? »
Moïse essaie d’obtenir une garantie, le Nom qui permettra d’appeler, d’invoquer. Le premier besoin que l’on a devant quelqu’un que l’on rencontre est de savoir comment il s’appelle.
A trois reprises Dieu dit à Moïse « je serai avec toi »
Je serai par tous les temps et en dehors du temps. Il est avec nous dans tous les temps.
C’est le temps du futur en Hébreu qui signifie que tout est en devenir. Mais qui est aussi le temps de maintenant, de l’aujourd’hui. Le « Je suis » divin embrasse tous les temps.
Bethy Oudot « Je suis » Dieu présent à toutes les générations passées, futures, se vit au présent. Je n’ai d’autre lieu pour le connaître que mon histoire et l’histoire des hommes, parce qu’il y descend ».
Un Dieu proche qui communie à nos souffrances et souffre de nos esclavages. Il aspire à vivre au plus près de nous, de notre corps, de nos désastres, de nos fermetures, de nos rêves, de nos soifs.
Dire Je c’est aussi appeler, dialoguer. Le Seigneur parle à quelqu’un : Moïse.
Martin Buber parle de la relation de réciprocité entre le Je et le Tu. « C’est une relation de sujet à sujet, cela engage un dialogue impliquant chacun de tout son être. Dans la relation Je-Tu les sujets se perçoivent mutuellement depuis l’unité de l’être. »
La relation entre l'individu et Dieu est le fondement de toutes les autres relations. Si Dieu s’y engage, nos relations seront transformées car nous les vivrons avec lui et cela changera tout.
Moïse est devant un appel que l’on peut appeler convocation. Dieu vient le chercher parce qu’il a besoin de lui pour délivrer son peuple de l’esclavage. Moïse s’est détourné de ses chemins de peur, de maîtrise, de déterminismes, pour entendre une Parole qui l’envoie et pour devenir cet homme dont l’appel retentit en lui.
Pour faire le lien avec ma vie :
que représente pour moi l’image du feu, du buisson ardent qui brûle sans se consumer. Qu’est-ce que cela veut dire de Dieu et de moi à travers ce langage
me souvenir d’un moment, d’un lieu où j’ai entendu l’appel à risquer ma liberté dans une décision concrète qui va dans le sens de la vie
« Quel est ton nom ? » Avec Moïse laisser surgir de mon coeur cette question, cette attente d’une relation plus intime, d’une rencontre et d’un dialogue, quand je ressens, l’étonnement, l’inconnu de l’appel.
Marc Donzé écrit d’après les paroles de Maurice Zundel : « Je crois en l’homme, Seigneur, car toi, le premier, tu crois en celui que tu as créé. Dès le premier instant, alors qu’il n’est qu’un amas de cellules, tu crées en lui un espace inviolable, un jardin secret où tu l’appelles par son nom. Tu mets en lui la promesse d’une dignité infinie, aussi infinie que l’amour que tu lui portes au plus intime du cœur. Tu prends le risque nécessaire de sa liberté, car, pour toi, il n’est point d’amour sans liberté. »