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L'expérience spirituelle

Le jeu des médiations dans les Exercices spirituels


La démarche des Exercices spirituels repose sur un paradoxe apparent: alors que l’exercitant fait une expérience intime et personnelle de Dieu, il lui faut cependant passer par la médiation de l’Écriture, de l’accompagnateur et des indications du livret.


Pour vivre les Exercices spirituels, le paradoxe est que trois médiations concomitantes sont nécessaires : celle du texte des Exercices, du texte de la parole de Dieu et celle de l’accompagnateur qui visent à permettre à l’accompagné l’accès à une expérience spirituelle, puis à la déployer. Ces trois médiations favorisent, chez la personne qui fait les Exercices, l’expérience immédiate de Dieu, grâce à l’accueil de la particularité d’un vécu par l’accompagnateur. Et, pour l’accompagné, grâce à l’apprentissage de la voie des Exercices, de la Parole écoutée en lien avec sa vie, de l’activité priante de la mémoire et de l’écoute intérieure ou de la veille. Voilà ce que les Exercices spirituels essaient de mettre en mouvement, dans un jeu de relations où chacun a sa place. Mais ces places, quoique indispensables, ne sont pas équivalentes : le maître d’œuvre étant Dieu, l’accompagnateur en étant le serviteur et le texte des Exercices en constituant la toile de fond.

Accueillir la particularité d’un vécu

Quand un accompagnateur accueille une personne commençant les Exercices, il se trouve devant tout un vécu. L’accompagné arrive avec un désir et des choix déjà inscrits dans sa vie. Il existe entre lui et Dieu une relation qui a une histoire et qui quelquefois relève d’une expérience immédiate de Dieu. Il a besoin de relire, de mettre en mots cette expérience qui transforme son existence en lui donnant un sens et une intensité nouvelle. Il a en lui la certitude inébranlable qu’il a rencontré Dieu, le sentiment d’une responsabilité bien ancrée et une certaine vulnérabilité de ne pas savoir comment déployer ce vécu dans sa vie quotidienne.

Ainsi d’une personne venue en accompagnement avec cette expérience. Un chemin de discernement s’est ouvert à l’appui de la pédagogie des Exercices et de la parole de Dieu. Elle s’est appuyée sur ces points de repère solides pour continuer la route entreprise en discernant au fur et à mesure le prochain pas à poser et rester fidèle à l’expérience initiale dont elle ne pouvait pas douter. Le mouvement des Exercices l’a conduite à des transformations qui l’ont fait entrer dans une expérience spirituelle marquée par le moment inoubliable, dans sa prière, de la confirmation d’une décision libre où elle souhaitait s’engager.

À l’origine d’une expérience spirituelle, il y a souvent la découverte que ce n’est pas nous qui cherchons Dieu, mais que c’est Lui qui nous cherche. Il est celui qui « se tient à la porte et qui frappe » (Ap 3, 20). Cette rencontre de Dieu avec chacun de nous se fait dans le respect de la réalité de ce qui a été et est notre vie, tels que nous sommes. Ce pas de Dieu jamais n’oblige ni ne force, mais propose, invite, offre. Il n’y a pas d’amour, en effet, sans la liberté de le refuser.

L’important est que le retraitant soit accueilli dans la particularité de son vécu. L’attention, la bienveillance, l’intérêt inconditionnel à ses paroles, à toute sa personne, est l’état d’esprit demandé par Ignace à l’accompagnateur qui doit « être plus enclin à sauver la proposition du prochain qu’à la condamner » (Exercices spirituels [ES] 22). Cette attitude indique au retraitant qu’il a une valeur unique. L’accompagnateur est invité à croire en la force à l’œuvre en l’autre. C’est une activité priante chaque fois que se renouvelle pour lui l’expérience d’accompagner quelqu’un dans les Exercices. Il est comme un veilleur; dans la foi, il écoute, attend, est présent à ce qui arrive, sans savoir ce qui viendra : lumière, joie, épreuve, difficulté soudaine… Il se tient « comme l’aiguille d’une balance, n’inclinant pas plus d’un côté que de l’autre » (ES 15). Il ne peut rien sur l’action de Dieu, ni sur la rencontre entre Dieu et le retraitant, mais il peut aider celui-ci à se disposer et à se préparer afin qu’il se « livre d’un cœur large et généreux à l’œuvre créatrice de Dieu » (ES 5) et se rende présent à sa Présence.

Un dialogue s’établit entre l’accompagnateur et le retraitant pour nommer, mettre au jour ce qui déjà relève d’une expérience spirituelle, en considérant quelques critères importants d’enracinement humain et spirituel: présence aux autres, à l’Autre, à la réalité de sa vie, quelle prière, quelles valeurs. L’accompagnateur perçoit dans son écoute, au fur et à mesure des rencontres, ce que le retraitant vit et porte en lui et quel désir sous-tend sa démarche. Le chemin se fait progressivement dans la mouvance des Exercices. Des indications sont données avec une grâce à demander, une ou des paroles bibliques, selon la nouvelle intelligence ou lumière que le retraitant a eue d’une Parole méditée ou d’un événement vécu. Mais l’accompagnateur doit être attentif à ne pas mettre de côté ou ignorer tout ou partie de ce qui lui semble excessif alors qu’il est devant une expérience qui cherche à se préciser. Il a à entendre, au sein même de ce qui est inhabituel, un avenir encore en promesse qui prendra forme et se déploiera dans le chemin des Exercices spirituels.

Les Exercices spirituels s’inscrivent dans la continuité d’une expérience qui souvent semble foisonnante. Ils sont le moyen de canaliser une recherche, d’aider le retraitant à découvrir comment Dieu l’accompagne dans son histoire et dans sa vie présente, au fur et à mesure où il est disponible à le laisser travailler dans son cœur et où il se connaît mieux. Ainsi, progressivement, dans le courant de la démarche, des lignes de fond, des caractéristiques, des tendances vont apparaître.

L’accompagnateur rejoint le retraitant dans ce mouvement afin de continuer à lui proposer ce qui lui convient, en s’ajustant à son expérience.

La Parole en lien avec la vie

La parole de Dieu résonne sur ce terrain. Le déroulement des Exercices est rythmé par une relecture de la vie, éclairée par la méditation et la contemplation des récits évangéliques. La Parole rencontre le retraitant dans son désir d’approfondir sa relation à Dieu, elle irrigue ses journées de travail, de détente, de vie familiale. Elle l’éclaire, le guérit, l’invite à la conversion et met en mouvement sa vie même. Quand nous prions et contemplons le Christ dans les évangiles, il arrive que nous reviennent en mémoire des moments où nous avions la certitude que Dieu était là. Lors d’un événement, d’un temps d’épreuve, d’une difficulté traversée, nous nous souvenons d’une parole de l’Écriture, d’un moment de consolation et la paix s’installe en nous.

Au fur et à mesure, l’expérience de la Parole en lien avec la vie s’approfondit, une vie de prière s’installe en découvrant dans la relecture comment Dieu rejoint et éclaire le quotidien de sa présence. Un chemin s’ouvre à l’écoute des mouvements intérieurs, une nouvelle disponibilité dans la confiance et la paix apparaissent.

Faire mémoire

Dès le début des Exercices, l’accompagné est invité à la relecture qui est une activité priante de la mémoire où il demande la lumière de l’Esprit pour laisser revenir les souvenirs, prendre conscience de ce qui le construit, de ce qui relance sa confiance, son désir de vivre davantage. Cette mémoire vive garde les traces de la présence du tout Autre, comme le sont la joie, le relèvement, la libération, l’ouverture, l’élan, pour aller plus loin. Se souvenir est une attitude spirituelle fondamentale. La mémoire s’enracine dans celle du peuple de Dieu: « Tu te réjouiras de toutes les bonnes choses dont Yhwh ton Dieu t’a gratifié toi et ta maison » (Dt 26, 11). « Marie, elle, conservait avec soin toutes ces choses, les méditant en son cœur » (Lc 2, 19). « L’Esprit vous rappellera tout ce que je vous ai dit » (Jn 14, 26).

En effet, la mémoire se met au service d’une histoire, elle permet de reprendre et d’intégrer les événements heureux ou malheureux du passé pour les laisser s’exposer au travail de l’Esprit. Elle trie, interprète et opère une transformation du passé en une histoire personnelle. La croissance humaine et spirituelle implique des traversées, des transformations, des décisions qui prennent en compte ce qui nous habite, notre affectivité, notre histoire avec tout ce qu’elle comporte. Séparations, nouvelles perspectives, naissances et deuils convoquent notre capacité à nous situer face à l’imprévisible, à dialoguer avec les incertitudes et les difficultés et, en les dépassant, par la grâce de Dieu, à commencer parfois un nouveau chapitre de notre vie. Au cœur de cela, une liberté se fait jour ainsi qu’une possibilité d’interpréter, de s’orienter, de revenir à ce qui nous fonde et d’ouvrir un passage vers la gratitude. Comme l’écrit le jésuite Bernard Mendiboure, « par la place discrète mais prioritaire qu’il donne à l’action de grâces dès le début des Exercices spirituels, Ignace de Loyola rejoint d’emblée une dimension importante du message biblique dans son ensemble. L’action de grâces est le premier réflexe de l’homme qui “se souvient” 1 ».

Faire mémoire par l’Esprit saint rejoint la prière d’alliance qui nous amène à reconnaître, à repérer de quelle manière Dieu est présent dans notre vie, comment il agit à travers les rencontres, les relations, les événements de chaque jour. Cette prière demande une attention à notre manière d’être en relation avec nous-mêmes, les autres, les événements, et avec Dieu. Respiration nécessaire à notre vie spirituelle, elle nous situe dans l’espérance. Nous découvrons que Dieu fait route avec nous. Peu à peu, l’écoute intérieure, l’intelligence de la Parole et des événements s’affinent. Nous reconnaissons la voix discrète du Seigneur, nous lisons les signes de sa présence alors que nous ne les avions pas encore perçus (Gn 28, 16). C’est une prière qui nous ouvre à l’avenir, à la confiance, à l’action de grâce : « De sa plénitude en effet, tous, nous avons reçu, et grâce sur grâce » (Jn 1, 16).

Veiller

La démarche des Exercices est rythmée par le jeu des répétitions (ES 118) qui, peu à peu, creusent davantage le désir du retraitant de se « livrer d’un cœur large et généreux à l’œuvre créatrice de Dieu » (ES 5). Pour cela, une durée lui est nécessaire comme espace offert à sa liberté pour aller au fond des choses et prendre des décisions qui font vivre. Une ligne de force, des constantes apparaissent en lui, éclairées par la contemplation des scènes de l’Évangile. Il laisse monter dans sa prière les paroles bibliques, les attitudes du Christ, les valeurs évangéliques qui le touchent particulièrement et lui permettent de discerner sa manière personnelle d’être disciple du Christ.

L’accompagnateur doit veiller à ne pas passer trop vite d’une contemplation à une autre, au risque de faire obstacle à la relation qui est en train de s’approfondir entre le retraitant et Dieu: « Ce n’est pas d’en savoir beaucoup qui rassasie l’âme mais c’est de sentir et goûter les choses intérieurement » (ES 2). Pour que s’actualise l’expérience spirituelle de rencontre de Dieu, l’accompagnateur laisse au retraitant tout le temps dont il a besoin pour que le fruit se forme, s’effaçant pour « laisser le Créateur agir sans intermédiaire avec la créature et la créature avec son Créateur et Seigneur » (ES 15), mais il reste présent, vigilant et garde en mémoire une relation qui est en train de se déployer.

À la suite d’un vécu difficile et d’une période de désolation, un accompagné a exprimé le désir de répéter la contemplation d’un épisode de l’Évangile (ES 118-119). Par cette reprise, peu à peu, il a retrouvé élan et confiance. Davantage attentif à ses mouvements intérieurs, il a pu mettre à distance le subjectif de ses émotions. Son engagement en Église et sa nouvelle étape de vie se sont éclairés : progressivement, l’Esprit l’a rendu attentif à la façon dont le Christ l’invitait désormais à le suivre. Une liberté et une créativité, nées de cette expérience spirituelle, lui ont permis de retourner dans sa vie d’une manière plus unifiée, tranquille et libre. Dans la suite des Exercices, une Parole mille fois entendue vint à sa rencontre, lui brûlant le cœur comme les disciples d’Emmaüs (Lc 24, 32). Il a goûté cette visite inattendue, directe et distincte, dans un profond sentiment de gratitude en accueillant l’invitation à entrer désormais régulièrement en lui-même, dans le secret de sa chambre (Mt 6, 6). L’accompagnateur, par son questionnement sur comment l’accompagné a vécu tel moment de contemplation évangélique, éveille ce dernier au discernement spirituel, à l’écoute intérieure. Or, les événements par lesquels Dieu nous fait signe sont plus nombreux que l’on pense. Mais il nous manque peut-être la capacité de nous arrêter, pour discerner la présence du Tout-Autre, pour voir ce qu’il y a au cœur des événements, dans quelle direction de vie cet événement-là nous appelle à nous orienter, quelle transformation il opère, comment nous allons y répondre.


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Grâce à la triple médiation: celle de la parole de Dieu, de l’accompagnateur et du texte des Exercices, l’accompagné se trouve conduit à vivre l’expérience de Dieu au plus intime de lui-même, au cœur d’une vie qui s’ouvre et qui prend une profondeur nouvelle où Dieu est toujours à l’œuvre. Selon le jésuite Karl Rahner, « une telle expérience immédiate de Dieu ne supprime ni le rapport avec Jésus, ni le lien avec l’Église qui en découle 2 ». Bien au contraire, grâce aux Exercices, l’expérience vécue par l’accompagné l’ancre de façon unique à l’Église comme Corps du Christ dans laquelle il a à jouer sa musique propre, indispensable pour l’ensemble du Corps, en union au Christ Jésus présent et agissant en lui par son Esprit.




1. B. Mendiboure, Lire la Bible avec Ignace de Loyola, Les éditions de l’Atelier, 2005, p. 33.

2. K. Rahner, « L’expérience immédiate de Dieu », dans Discours d’Ignace de Loyola aux jésuites d’aujourd’hui, Le Centurion, 1983.

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