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L’accompagnement spirituel au risque de l’emprise

Quand l’accompagnement spirituel devient un lieu de dérive, à quels signes pouvons-nous le reconnaître ? Des repères et ressources sont donnés pour retrouver un chemin de liberté et faire renaître la confiance par la médiation des Exercices spirituels, de la parole de Dieu et le soutien d’une écoute ajustée.


     La relation d’accompagnement spirituel comme toute relation est exposée au risque d’une emprise sur la pensée et les décisions de la personne accompagnée. Cette relation demande une grande vigilance de la part de l’accompagnateur quant à sa qualité d’écoute : est-elle respectueuse et bienveillante ? Est-ce que lui-même se situe à une juste distance : « qu’il ne penche ni n’incline d’un côté, ni d’un autre, mais qu’il reste au milieu, comme l’aiguille d’une balance » (Exercices Spirituels ES 15) ? Est-ce qu’il est attentif au rythme de celui qu’il accompagne sans y projeter ses habitudes, sa hâte, ses propres désirs et s’écartant ainsi d’une expérience vivante, pour entrer dans un programme au service de ses propres élaborations ? Est-ce qu’il invite la personne accompagnée à construire une relation confiante avec Celui qui le conduit sur un chemin de vie à l’écoute de l’Esprit ? A-t-il un lieu d’écoute pour soutenir sa vie intérieure, la relire et discerner avec l’aide d’un autre ?

     La règle de discernement (ES 331), appliquée à l’accompagnement spirituel, permet d’identifier si la relation de l’accompagnateur à l’accompagné est bienfaisante, si elle ouvre ce dernier à un appel à vivre, à grandir en liberté selon sa propre perception, ou, au contraire, si elle le conduit à une dérive : Est-ce qu’il « s’élève du bien vers le mieux » ou non ? Si le « mieux » est défini par l’accompagnateur, c’est un signe d’emprise qui peut conduire à l’abus.  


Le chemin de l’emprise

     Le fonctionnement de l’emprise est récurrent : séduction, victimisation et destruction et a comme conséquence de désorienter, d’altérer la confiance en soi, en l’autre, en Dieu, de porter atteinte à la vie intime, au tissu relationnel, social, professionnel, familial ainsi qu’au goût de vivre, à la capacité de s’investir dans des projets. L’emprise commence le plus souvent par une forme de dirigisme séduisant, d’abus d’autorité : Une personne sait ce qui est bon pour une autre, les arguments qu’elle développe pour la convaincre de ne pas faire ses propres choix sont fondés sur un bien plus grand, plus attractif. Progressivement, la relation se transforme en relation d’emprise, tout est orienté vers l’intérêt de celui ou celle qui décide, qui assoit sa propre autorité en étant la seule loi et référence et qui tient de moins en moins compte de l’autre, considéré non plus comme une personne mais comme un objet. 

   Dans la relation accompagnateur-accompagné la voie d’accès à l’emprise en la personne accompagnée est différente pour chacun mais le point commun est un sens aigu de l’empathie, le désir d’œuvrer pour une cause juste, de créer quelque chose utile à d’autres, le besoin de trouver du sens en différents domaines de sa vie. C’est la caractéristique de l’emprise de trouver cette porte d’entrée dans le seul but de l’utiliser à ses propres fins d’appropriation et d’attirer la personne à quelque chose d’autre que ce à quoi elle aspire profondément. Là-dessus, Ignace de Loyola nous alerte : 

« Le propre de l’ange mauvais, qui se transforme en ange de lumière, est d’entrer dans les vues de l’âme fidèle et de sortir avec les siennes, c’est-à-dire en présentant des pensées bonnes et saintes, en accord avec cette âme juste, et, ensuite, d’essayer peu à peu de faire aboutir les siennes en attirant l’âme vers ses tromperies dissimulées et ses intentions perverses » (ES 332).

L’accompagnateur prend le pouvoir à différents niveaux : Il présente ses vues comme étant les meilleures à la personne accompagnée qui est séduite par ces suggestions bonnes en soi, par exemple, le bien d’une institution, d’une entreprise ou d’une communauté et qui semblent répondre à son désir et à sa recherche. Or, le « meilleur » n’est pas un idéal de perfection, ni un but en soi, il est Quelqu’un, le Christ qui conduit chacun à la vie en abondance (ES 149-157). En même temps, il s’immisce dans la relation intime entre la personne et Dieu alors qu’il n’est pas la source de la vie de l’autre et qu’il doit se mettre en retrait pour « laisser le Créateur agir sans intermédiaire avec la créature et la créature avec son Créateur et Seigneur » (ES 15).


Les signes d’une dérive, comment en sortir

     Quand la personne vit de telles relations oppressantes, qu’elle est ainsi malmenée, son chemin passe par le désir puis par la décision d’en sortir, déclenchés l’un et l’autre le plus souvent par un événement significatif qui l’encourage à quitter un mal-être récurrent et qui lui fait entrevoir qu’un autre choix est possible. 

     Il s’agit alors pour elle de prendre acte de cette réalité, d’en constater les effets, de quelle manière ils endommagent ses relations avec le créé, elle-même, les autres et avec Dieu et d’identifier ce qui est en opposition avec ce pour quoi l’homme est créé comme l’exprime le principe et fondement énoncé par Ignace de Loyola (ES 23). Ses relations sont entachées par l’usage de la volonté propre de l’autre qui n’est pas au service de la vie, elles sont orientées vers un désir d’exister perverti qui est utilisé au seul profit de cet autre, elles la poussent à un excès, à un toujours plus qui est une perversion de l’authentique « davantage » situé, lui, dans l’ordre de la qualité de l’être et de l’amour (cf Michée 6,8).

     A la suite d’une parole intérieure forte, une personne qui était dans cette situation a été saisie par une forme d’urgence et elle décida aussitôt de demander de l’aide. Dans les moyens de discernement, Ignace de Loyola indique certaines motions (ES 313) qui expriment le côté soudain d’une conviction intime, à la manière des premiers disciples qui ont eu ce sentiment d’immédiateté quand : « aussitôt laissant leurs filets, ils suivirent Jésus » (Mc 1,18). Ces motions invitent à avancer au-delà du subjectif des pensées et des émotions. Pour cette personne, une intuition intérieure fit soudain irruption en elle qui lui fit pressentir avec une évidence simple et profonde que le moment était venu. Son intelligence du coeur l’a conduite à une résistance à tout ce qui la cloisonnait et l’enfermait et l’a mise en marche irrésistiblement pour retrouver en elle des forces vives. Ce fut pour elle une première décision, en quelque sorte un « stop », pour mettre une limite à l’emprise, à l’intrusion et à l’abus.


Faire renaître la confiance

   A la suite d’une telle expérience d’emprise où la liberté a été possédée par un autre, la question se pose de comment se relever, comment recouvrer l’élan, la disponibilité intérieure et se retrouver soi-même, apaisé, unifié. Il va falloir que la personne arrive à accepter et à apprivoiser son ressenti de non-valeur et son incapacité à faire des choix, conséquence inévitable du bouleversement intérieur que cette épreuve a produit en elle. Il va aussi lui falloir chercher un lieu pour partager cela et trouver quelqu’un à qui en parler (ES 326) : c’est un préalable difficile quand la confiance a déjà été trahie, brisée par un accompagnateur spirituel qui s’est approprié le désir libre de l’autre, un préalable pourtant nécessaire pour que la personne puisse envisager être relevée. Et comme les dimensions psychologiques et spirituelles sont fortement imbriquées dans une telle situation où tout en elle a été touché, atteint, un long travail de reconstruction conjugué sur ces deux plans lui sera nécessaire. 

     Ainsi de cette personne qui, dans son passé, avait vécu une expérience d’emprise. Lors de ce travail actuel de clarification en thérapie, elle fait des liens avec son aujourd’hui où elle se trouve dans la confusion, perdant confiance dans ses capacités. Elle se souvient qu’alors des proches l’avaient alertée, mais il lui faut du temps pour que ses yeux s’ouvrent, pour prendre conscience des fonctionnements de l’emprise. Toutefois ces avertissements ont laissé en elle leur empreinte dans sa mémoire toujours disponible pour réintégrer et interpréter les événements passés et présents en laissant ouverte la possibilité de s’orienter et de revenir à ce qui fonde son existence et à ses valeurs. Grâce à l’écoute constante et fidèle de son expérience, elle repère, relit et nomme la situation d’abus. C’est le début d’un chemin de liberté pour prendre progressivement des initiatives, devenir co-auteur de ses décisions, aller de l’avant en accueillant ce qui vient d’un cœur apaisé et tranquille où peu à peu la confiance renaît.

     Etre ainsi écouté c’est être rejoint au profond de soi, retrouver sa propre parole, être reconnu dans ses aspirations et capacités. C’est réintégrer sa place en découvrant, par l’accompagnement spirituel vécu en parallèle, que le Christ, invité, accueilli, écouté dans sa Parole, vient renouveler l’être, vivifiant tous les recoins de la vie et l’unifiant. Ignace de Loyola, dès le début des Exercices spirituels, rend attentif au présupposé favorable (ES 22) qui s’adresse à l’accompagnateur comme condition d’une vraie écoute. Le Christ nous appelle à une attitude de juste attention à l’autre qui favorise l’accueil et la mise à disposition des facultés.

  

A l’écoute du portier de notre cœur

     Nous avons en nous une ressource spirituelle latente - qui a besoin d’être éveillée, développée - : celle de la vigilance du cœur. Ainsi dans les Exercices, Ignace rend particulièrement attentif au déroulement des pensées et à ce qu’elles produisent (ES 333-334). Cette vigilance est en nous la capacité d’accueillir celles qui sont porteuses de vie et de renoncer aux autres en accédant à nos mouvements intérieurs et à davantage de liberté. Evagre le Pontique nous invite à être le portier de notre cœur : 

« Sois le portier de ton cœur et ne laisse aucune pensée entrer sans l’interroger ; interroge-les une à une, dis à chacune : « Es-tu de notre parti ou du parti des adversaires ? Et si elle est de ta maison, elle te comblera de paix. Si elle est de l’adversaire, elle t’agitera de colère ou te troublera de désir. Il faut donc scruter à tout instant l’état de ton âme. » 

     C’est ce à quoi invite Jean dans son évangile lorsqu’il écrit : « Celui qui n’entre pas par la porte dans l’enclos des brebis, mais en fait l’escalade par une autre voie, celui-là est un voleur et un brigand ; celui qui entre par la porte est le pasteur des brebis… Il les appelle une à une et il les mène dehors… Moi, je suis venu pour qu’on ait la vie et qu’on l’ait surabondante. » Jn 10,1-18. Le Christ ne veut ni contraindre ni dominer les consciences. Quand Il est accueilli, Il libère le désir enfoui de la  personne, et, par sa Présence, Il lui insuffle à chaque instant sa force créatrice. Il devient le gardien sûr d’une existence qui aurait pu basculer mais qui, grâce à lui, est poussée à s’interroger sur le sens et la direction de sa vie et, à s’ancrer par lui dans l’humilité et l’amour. Alors il lui est possible de créer une nouvelle forme de vie en bénéficiant de rencontres et, souvent, de faits imprévisibles sur lesquels elle n’aurait pas pu compter et qui signifient que le temps est venu pour elle de s’ouvrir à un autre chemin. Elle expérimente alors la joie d’une Présence qui la fait vivre et qui lui donne de franchir des passages étroits qui l’ouvrent aux autres de façon plus ajustée.

     Des repères et ressources sont donnés par une aide extérieure conjuguée à l’écoute de la parole de Dieu et la redécouverte des liens qui tissent une vie. Le portier de notre cœur nous rend attentifs à ce qui nous enferme en nous-mêmes ou à ce qui nous ouvre à davantage de vie, à examiner d’où cela vient, où cela nous conduit, à laisser entrer chez nous seulement ce qui va dans le sens de l’Esprit et donc de la Vie.


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