La parole de vérité
MARC 5,21-43
Ce passage de l’Evangile en Marc débute avec l’épisode d’un chef de Synagogue, nommé Jaïre Mc 5,22-24 et 35-43. Il entoure l’événement de la femme hémorroïsse Marc 5,25-34. L’imbrication de ces deux récits provoque un effet de miroir et donne de l’épaisseur à l’intrigue. Nous invitant à chercher un sens.
Jaïre adresse à Jésus une demande précise. Il s’agit de sa petite fille de 12 ans qui est à toute extrémité. Elle est devant un seuil de sa vie :12 ans, c’est l’âge d’entrer dans la maturité de la vie, dans une certaine autonomie, dans une responsabilisation personnelle. Pourtant elle est dans une sorte de mort apparente. Elle n’a pas de nom propre : « La fille de Jaïre ». Sa propre parole demeure inaudible.
La femme souffrait d’hémorragie depuis 12 ans et la fille de Jaïre a 12 ans. Quand la fille naît, la femme entre en maladie. Et la femme guérit quand la fille atteint 12 ans, l’âge adulte.
La femme hémorroïsse, comme la fille de Jaïre, n’a pas de nom. Elle est enfermée dans son identité unique de femme stérile.
Elle a tout tenté, en vain, depuis 12 ans qu’elle est atteinte de cette perte de sang qui prend sa vie, tout de sa vie. Elle vit une souffrance à la fois physique et morale car le sang a une symbolique forte : le perdre inutilement c'est être exclue légalement dans la tradition juive, car cette perte évoque la mort. Cette femme représente la chance manquée d'une vie nouvelle. Elle est impure rendant impur tout ce qu’elle touche, donc contagieuse, elle est mise à l'écart, intouchable. Il lui est interdit d'apparaître en public, de se mêler à la foule, pire encore de toucher un prophète. Elle est chassée de toute relation. Elle est à toute extrémité.
La foule dans les évangiles représente le plus souvent les obstacles, les barrières internes ou externes, les oppressions qui étouffent la vie. Elle représente les manières de voir et de penser du climat ambiant, les foules de conformités, les injonctions qui peuvent avoir une influence sur notre vie jusqu'à nous interdire de vivre selon notre désir profond.
« Elle avait entendu parler de Jésus ; venant par derrière dans la foule, elle toucha son manteau. Car elle se disait : « Si je touche au moins ses vêtements, je serai sauvée. » v.27-28.
Cette femme va dépasser l’interdit dressé par la loi juive qui touche son identité de femme, comme une étiquette collée sur toute sa vie et qui détermine ses relations : Lévitique 15,19-30. L’évidence surgit en elle qu'il n'y a pas d'autre direction à prendre. C'est dans cet élan que son désir de vivre l'emporte et l'entraîne. Peut-être un appel profond qu'elle portait en elle, sans même le savoir encore. Elle va faire preuve d’une vraie grande santé de l’âme.
Maurice Bellet : « La maladie révèle, je crois, ce qu'il en est de la santé, la grande santé, la très essentielle. Cette très essentielle santé est celle que la maladie n'atteint pas. C'est la vraie grande santé de l'âme, qui demeure même dans la défaite du corps. »
Elle tente d'approcher Jésus par derrière. Toucher seulement son manteau, le toucher, « divine douceur »comme le dit encore Maurice Bellet, plus forte que la détresse et la violence de l'exclusion. Elle visite nos blessures pour apaiser, donner sens, nous appeler à franchir un seuil. « C'est une faille bienfaisante, afin que la lumière issue du plus profond de soi puisse se manifester », écrit Catherine Chalier.
Elle prend une décision responsable qui engage sa liberté, elle se rend capable de ne pas rester en cet enfermement, de ne pas le subir, mais en faire un tremplin.
C'est sur cette conviction, sur cette force intime, qu'elle va s'appuyer pour oser un premier pas de liberté. Un premier pas qui va en entraîner d'autres à cause de sa rencontre avec Jésus.
La liberté est au centre de l'annonce de St Paul aux Galates : « C'est à la liberté que vous avez été appelés » (5,1). La liberté et non plus la soumission et l'esclavage de la loi quand elle vire au légalisme.
Ainsi nos vies peuvent être tournées vers la liberté de l'évangile, retournées par elle.
L'expérience humaine nous pose la question : que faire et où aller ? Est-ce que cela ne rejoint pas l'appel : « Voici je mets devant toi la vie ou la mort... choisis donc la vie. » (Dt 30,15...19).
Autrement dit, il y a deux chemins que nous pouvons retrouver en nous particulièrement dans des situations un peu déroutantes :
Le premier mouvement est de reculer, de s'entourer et de se soumettre à ceux qui savent. Il y a le risque d'aller à cet espace du contrôlable du pouvoir et du savoir, que cette femme ne connaît que trop bien, et de le laisser diriger nos pas, sans prendre aucun risque.
Christian Bobin : « Je suis toujours étonné de voir le peu de liberté que chacun s’autorise, cette manière de coller sa respiration à la vitre des conventions, et la buée que cela donne, l’empêchement de vivre, d’aimer. »
L’autre mouvement, à l'opposé invite à franchir la limite qu'on croit devoir se poser, la limite de l'interdit et de l'impossible. C'est toute une attitude intérieure car le changement n'est pas dans l'espace connu. C’est un délogement de la loge du confortable, c'est un accueil de ce qu'on écartait par des multiples raisonnements.
« Et aussitôt la source d'où elle perdait le sang fut tarie» v.29. « Et aussitôt » : c'est un petit mot qui change beaucoup de choses dans nos vies. Il signifie que c’est sur l’heure. On le trouve de nombreuses fois dans l'évangile de Marc. Ici il est assorti de « et », comme une forme de redoublement qui vient mettre un accent supplémentaire à l'action.
Dans l'évangile « aussitôt » n'a rien à voir avec une sorte de frénésie d'en faire le plus possible. Ou de courir pour oublier l'angoisse de vivre et de mourir.
Car « Aussitôt» se conjugue avec le verbe Aimer, comme le font les premiers disciples qui « aussitôt laissant leurs filets, le suivirent » (Mc 1,18). Intuition intérieure, savoir inexplicable qui nous fait pressentir que le moment, le kairos, est venu, comme un Souffle, celui de l'Esprit, qui soudain fait irruption, nous visite dans une évidence simple et profonde. C'est une intelligence vive qui nous conduit, parfois, à une résistance farouche à tout ce qui cloisonne, qui nous met en marche dans des élans insensés, pour toucher du doigt l’essentiel.
Jésus s’aperçoit qu'une force est sortie de lui. il s'arrête, se retourne. La parole de Jésus délie cette femme des paroles qui cloisonnent et condamnent. Il lui ouvre l’espace de sa propre parole, où elle peut exister. Une parole ajustée déploie l’être.
Cette femme va dire « toute la vérité ». v.33. La relation a permis à cette femme d'aller plus loin, dans une libération plus profonde, jusqu’à sortir de l’anonymat, jusqu'à retrouver sa propre parole enracinée dans la vérité. Il ne s'agit pas d'informations. C’est une parole vraie, authentique et cohérente qui dit ce qui en est et qui elle est au fond de son cœur.
Pour cette femme qui perdait le sang, la recherche de vérité est recherche de sens : Par son attitude, elle mène le combat contre les injustices imposées dont elle ne veut pas subir passivement les conséquences, les raisonnements confortables, tout ce qui parasite la vie.
C'est la vérité de son cœur libre, tremblant et espérant en un avenir possible, vérité de son courage et de son audace d'avoir franchi les limites de l'interdit et de l'impossible, d’avoir dépassé tout ce qui n'est pas au service de la vie.
Selon Kierkegaard, « seule est vérité pour nous celle qui nous construit, nous structure et nous fait grandir.
Cette femme sort de l’anonymat : « Ma fille, ta foi t'a sauvée ; va en paix ». v.34. Voici cette femme qui entre dans une filiation inédite : « Ma fille » lui dit Jésus. Elle retrouve son identité après avoir dit toute la vérité. C’est le récit d’une relation qui se noue par les interactions mutuelles qui se mettent en œuvre entre cette femme et Jésus. Elle voulait vivre et Jésus la voulait vivante. Jésus est touché au plus secret de lui-même, de même que la femme est guérie au plus intime de son être.
Cette guérison s’opère par le toucher, elle qui était une intouchable... Dans l’Évangile, la guérison par le toucher est souvent en lien avec une parole de vie : « Va en paix... »
La Parole : « Va » redonne un goût celui de la paix, celui d'un horizon d'espérance.
C’est la Parole qui résonne tout au long de l'évangile. Demeurer en marche au cœur des épreuves et des joies de l'existence. Ce « Va » libère des enfermements et des exclusions.
Jean-Yves Leloup : « Pour bien entendre ce « va vers toi-même », il faut être attentif, écouter le son et le ton de la voix ; nous avons en effet besoin d'être guéris de tous les « va-t-en », de toutes les exclusions et de tous les refus que nous avons expérimentés avant d'entendre tout l'Amour qui est caché dans ce « Va vers toi-même ».
Elle est toute craintive et tremblante nous dit l'évangile car elle est touchée par la force de la relation dans tout son être, par la nouvelle vie qui point en elle, par le devenir qui se dessine en espérance, par un frémissement intérieur qui parcourt son être et qui lui dit qu’elle existe. Elle sait le moment précieux, sacré de la rencontre avec Jésus qui la restaure dans son être et dans son identité.
Pour relier la Parole à notre vie :
Nous ne connaissons que trop les blessures de la vie, les hémorragies de vie, la vie sans vie. Nous sommes souvent en sur-vie. Or la vérité, c’est que Jésus est venu pour offrir à chacun la vie surabondante, Il nous relance sur un chemin d’Espérance : « Va en paix ».
Comment la Parole de Jésus dans ce récit résonne dans ma propre vie ? Parole libératrice qui se fait rencontre, ouverture.
« Elle avait entendu parler de Jésus ; venant par derrière dans la foule, elle toucha son manteau. Car elle se disait : « Si je touche au moins ses vêtements, je serai sauvée. » Qui ne désire vivre plus ? Ai-je fait l’expérience de cette conviction, de cette force intime, de cette évidence simple et profonde qui fait toucher du doigt l’essentiel ; sur quel fondement de mon être je peux m’appuyer pour devenir auteur de ma propre vie, pour oser des pas de liberté particulièrement dans des circonstances qui imposent la conformité, les interdits et le silence.
« La femme dit toute la vérité ». Dire la vérité c’est engageant, c’est appelant. Jésus en adressant la Parole à cette femme, lui ouvre l’espace de sa propre parole, celui du « je » où elle peut exister avec une Parole vraie, authentique, cohérente.
Dans les deux récits, il peut y avoir de nous. Comment ils deviennent parole pour moi et rejoignent mon expérience et mon histoire - puis-je faire mémoire des moments où une parole a opéré un mouvement de vie, une libération, une ouverture, une mise au large et une espérance nouvelle qui donnent confiance et élan pour aller plus loin ?