La décision de vivre
MARC 10, 46-52
La décision de vivre
A ce moment du récit Jésus est en chemin entre Jéricho et Jérusalem avec ses disciples et une assez grande foule. En contraste avec le groupe en marche, il y a un homme, Bartimée. Aveugle, mendiant, assis au bord du chemin, il est exclu du mouvement et de la proximité de Jésus.
Jésus est attentif à l’instant, il entend le cri de Bartimée, il s’arrête et quelque chose d’inattendu va arriver. Une rencontre va avoir lieu au large des convenances, des apparences, des conventions et des règles de conduite représentées symboliquement par la foule.
La foule est aussi à l’intérieur de nous-mêmes et nous encombre. Elle est « ce tas de secrets » dont parle André Malraux.: foule de conformités, d’évidences, une foule qui nous aveugle et jette au bord du chemin.
Jésus connaissait la foule. Il a pris des bains de foule dans la foule qui ovationne, la foule stupéfaite, la foule qui murmure ou bien la foule qui proclame. Mais Jésus a eu pitié de la foule parce qu’il reconnaît chacun dans la foule. Il croit en la possibilité d’évolution et de transformation de chacun dans ce qu’il a de meilleur en lui.
St Luc nous dit au début du récit : « Jésus approchait de Jéricho » : Jéricho : Dieu s’approche sans cesse du lieu où nous sommes bien installés, dans nos murs. Il nous libère des pièges qui s’étaient refermés sur nous. Nos préjugés, nos habitudes, nos manières de voir.
Dieu approche : C’est le don discret de Dieu qui appelle et l’accueil de l’homme qui répond comme il le peut. Jésus n’est pas venu chercher Bartimée mais il s’est approché de lui sur la route. Et nous, comment le reconnaissons-nous alors qu’Il s’approche souvent de manière inattendue, sur nos chemins du quotidien, dans une rencontre où Il nous appelle à la vie ?
Voici l’aveugle : Marc l’appelle : Fils de Timée. Il crie dans sa nuit : « Aie pitié de moi », de ma foule à moi !
Bartimée appelle d’autant plus fort qu’il ne voit pas. Il ne voit pas mais il sent et perçoit le passage du Christ. Bartimée crie plus fort. Plus fort que les interdits et les bonnes manières. Il n’a pas peur de se confronter, il n’a pas peur de franchir les barrières d’exclusion dressées par la foule. C’est un cri d’angoisse pour sortir de l’étroitesse, d’un monde sombre et clos sur lui-même. La violence du cri dit la profondeur de la détresse mais aussi et surtout la puissance du désir qui habite Bartimée.
Le cri parvient aux oreilles de Jésus et le désir de Bartimée parvient à son cœur. Alors il s’arrête. Il ne s’adresse pas directement à l’aveugle, il demande de l’appeler.
Ce recours à la médiation de la foule qui était d’abord obstacle entre Jésus et Bartimée, a de quoi étonner. Marc nous dit : on appelle l’aveugle. Ce « on » symbole de la foule anonyme.
Le texte nous dit que Bartimée est inscrit dans une filiation et une mémoire : il est le fils de Timée. Cela ne fait que souligner en contraste l’anonymat de la foule.
Est-ce qu’elle n’est pas appelée cette foule à sortir de son aveuglement, à se libérer de ses peurs, de l’emprise étouffante de ses tumultes et de ses dispersions, à voir autrement, au-delà des apparences ? Est-ce que la foule n’est pas elle-même au bord du chemin, voit-t-elle plus clair que Bartimée ?
St Luc écrit à la fin du récit (v 43) alors que Bartimée recouvre la vue : « Et tout le peuple, voyant cela, célébra les louanges de Dieu ».
Nelson Mandela dans son discours en 1994: « Dès que nous sommes libérés de nos peurs, notre présence libère inévitablement les autres. Nous sommes nés pour manifester la gloire de Dieu, vivante en chacun de nous. Elle n’est pas seulement en quelques uns, elle est en chacun de nous ».
Ainsi l’expérience de Bartimée va être aussi libération pour la foule qui désormais : « Voyant cela » se libère de ses aveuglements et entre dans la joie de la relation retrouvée avec chacun d’eux et avec les autres. C’est une joie qui jaillit du passage de la nuit de l’aveuglement à la pleine lumière du jour.
« Laissant tomber son manteau, se met à bondir ». Bartimée va se découvrir, dans tous les sens du terme. Le cheminement de la foi suppose qu’on laisse tomber un certain nombre de vieilles habitudes qui collent à la peau. Et qui peuvent freiner notre élan. Ces masques et ces rôles, le flux débordant des activités dans un faire toujours plus, - tout ce qui nous vole la vraie vie.
Bartimée délesté, bondit et il se met à courir vers Jésus en traversant la foule.Il ne peut franchir les obstacles, dépasser les interdits que parce que, en lui, il y a un désir de relation, un désir profond de son être.
Maintenant il se présente devant Jésus, face à face, pour une rencontre personnelle. Le Christ s’adresse directement à Bartimée : « Que veux-tu que je fasse pour toi ? »
Que peut bien demander un aveugle sinon de voir clair ! C’est bien ce qu’il va demander. Il est donc bien question de guérison dans ce récit. Mais c’est le seul récit dans les Evangiles où celui qui demande une guérison est nommé et Bartimée est le seul en Marc à appeler Jésus par son nom. Cela nous dit qu’une relation commence à poindre. On sait l’importance des noms dans une relation et la joie de pouvoir nommer l’autre, celui ou celle qui compte à nos yeux.
En effet dans le texte, la dimension de relation est soulignée par les noms contrastés de Bartimée et de Jésus : « le fils de Timée, Bartimée » et « le fils de David, Jésus ».
Il y a un autre indice : On peut voir un parallèle entre la question de Jésus : « Que veux-tu que je fasse pour toi ? » et l’appel de Bartimée « Aie pitié de moi ».Le « pour toi » fait écho au « pour moi ».
Et Bartimée appelle Jésus « Rabbouni ». Il ne s’adresse pas à un guérisseur mais à mon maître. Ce qui se passe entre lui et Jésus est plus que de recouvrer la vue et c’est premier.
C’est la relation qui est en jeu. Et surtout une relation qui peut changer Bartimée. Il devient alors capital que l’aveugle exprime son désir de voir, non seulement avec ses yeux, mais de tout son être et avec toutes ses facultés.
« Voir » :le mot grec anablepson signifie « lever les yeux », « regarder vers le haut ». Lever le regard, c’est voir plus loin que l’immédiat, c’est voir au-delà des apparences. Il s’agit d’un regard intérieur.
Bartimée est appelé à traverser ce qui bloquait la vue. La vue est fondamentale car elle est en lien intime avec le discernement et les décisions à prendre.
Jésus connaît le secret des cœurs. Il rejoint son désir de voir. Alors Bartimée passe du cri à la parole, il met en mots le désir qui l’anime.
Jésus invite Bartimée à parler vrai : depuis la vérité de son être, de sa réalité, de son désir. Il l’invite à parler en « je », à sortir de la foule des croyances, des habitudes, de ce qui nous enferme dans un cadre restrictif et nous enserre.
Françoise Dolto : « L’être humain est obligé d’avancer. S’il n’avance pas, il stagne. S’il stagne longtemps, il recule…Pour ne pas régresser, il n’y a qu’une façon, c’est de dire, d’exprimer de façon représentative cette régression menaçante, donc de parler. A partir du moment où ça a été parlé, on n’y régressera plus jamais. Je ne dis pas qu’il faut toujours dire la vérité quand la vérité est douloureuse mais il faut toujours dire quelque chose qui est sur le chemin de la vérité ».
Le fait de dire conduit vers un chemin de vérité. Pensons à la Samaritaine en Jean 4. Jésus la pousse à faire un premier pas en direction d’un parler authentique. Tu n’as pas tout dit, dit Jésus mais « en cela tu dis vrai ».« En cela »cette femme est déjà un authentique vis-à-vis. Comme Bartimée elle se tient face à Jésus, dans une rencontre qui exprime sa confiance.
Alors la Samaritaine n’est plus seule murée dans ses non-dits, elle va aller plus loin dans cette parole vraie. La parole « Je le suis moi qui te parle » - le Christ - va tout faire basculer et lui donner envie d’être porteuse des paroles de Celui qui l’a visitée dans son histoire avec toute sa bienveillance et sa liberté.
Que ce soit pour Bartimée ou pour la Samaritaine, le travail de vérité s’est joué dans cette relation, dans la parole échangée qui libère du poids de ce qui aliène la vie – Ce poids est représenté symboliquement par le manteau pour Bartimée et par la cruche pour la Samaritaine : ce qu’elle a acquis, les objets qui répondent un moment au désir et qui ne comblent pas sa soif de l’eau vive.
« Va ta foi t’a sauvé » C’est une Parole qui guérit, restaure et rend véritablement la liberté. C’est une Parole qui réconcilie l’homme avec lui-même.
A Bartimée de s’appuyer sur sa rencontre avec Jésus, sur son désir de vivre délivré, pour dire sa parole. Sa parole qui va le faire sortir du monde clos où elle était interdite. Il peut ainsi sortir du cadre dans lequel il était enfermé, un cadre de mise à l’écart, de non-parole et d’exclusion. Pour voir plus loin, autrement, vers de nouvelles perspectives, vers un devenir ouvert.
La délivrance de Bartimée n’est pas seulement physique mais aussi sociale et spirituelle. Comme souvent dans les Evangiles, la guérison est physique, psychique et spirituelle. Elle touche tout l’être dans sa globalité, dans son unité.
Jésus va lui redonner la vue et la parole, le droit de trouver sa place dans le monde. Et ce marginal devient un être relié, un disciple de Jésus. Bartimée est en relation désormais avec Jésus et avec lui-même, une relation décrite par ces mots : « Il le suivait sur le chemin ». C’est un retournement complet de situation pour Bartimée qui, au début du récit, était assis au bord du chemin.
Bartimée devient disciple puisque Jésus s’apprête à entrer à Jérusalem et à y vivre sa Pâque.
Il est engagé dans une relation qui le fait marcher à la suite de Jésus. « Appelez-le ! » a dit Jésus. Il s’agit bien d’un appel à la vie qui vient nous chercher au plus profond de nous-mêmes. Là où est le désir profond de Bartimée de s’ouvrir à la vie et de décider de vivre.
Daniel Duigou : « Lorsque Jésus s’adresse à une personne, il l’invite à s’interroger sur sa vie, à prendre de la distance par rapport à tout ce qui l’entrave et dont il n’est pas conscient, à distinguer du coup les désirs qui se révèlent et à choisir. Jésus appelle l’homme à sortir de ce monde de la nuit qui est en lui et à voir au grand jour à l’égard de lui-même comme des autres. Ce n’est que dans cette démarche de vérité qu’un homme peut construire son histoire, en disant « je », qu’il peut comprendre quelque chose de la parole de Jésus et faire l’expérience de la rencontre avec Dieu. »
Pour relier la parole à ma vie :
Je laisse la Parole visiter l’épaisseur de mon histoire : est-ce qu’il y a des lieux de ma vie où je suis encore « au bord du chemin »,en attente d’une relation, d’une parole qui surprend, questionne, relance sur le chemin de la vie
« Jésus approchait de Jéricho » Jésus s’approche de notre monde intérieur où nous sommes parfois bien installés dans nos murs. Il s’approche de Bartimée sur sa route dans une rencontre où Bartimée va exprimer son désir profond de voir. Est-ce que je peux Le reconnaître quand Il passe et s’arrête de manière inattendue sur mes chemins du quotidien dans une rencontre où peu à peu je découvre qui je suis
« laissant tomber son manteau, il se met à bondir » Bartimée va se découvrir. Il se libère du poids de ce qui aliène la vie Il est habité par un désir qui le fait dépasser les barrières, les interdits de parole, les peurs. Est-ce que je peux nommer mon désir qui me met en mouvement, me permet d’aller de l’avant, de me libérer au large des convenances, des apparences, des obstacles de la foule
« Que veux-tu que je fasse pour toi ? » Je laisse cette Parole me rejoindre. Entendre la réponse de Bartimée, son désir de relation, une relation qui peut le changer. Son désir d’être délivré de sa foule à lui, de voir de tout son être et de devenir qui il est. Comment cette Parole me parle
Je peux visiter ma manière de voir. Comment mon regard est appelé à s’ouvrir pour voir au-delà des apparences et de la fascination du visible. Voir non seulement avec mes yeux, mais de tout mon être, avec mon cœur, mon intelligence, mon désir de vivre. Est-ce que je peux reconnaître ce qui m’en empêche, peut-être encore des zones aveugles. Me souvenir de la manière dont j’ai été rejoint(e)e) dans mon désir : une parole, un évènement, une rencontre qui m’ont fait voir plus loin, dans un devenir ouvert
« Va ta foi t’a sauvé » : C’est une parole de vérité qui guérit, restaure, rend la liberté, fait lever des capacités, et rend possible un avenir à réinventer. Puis-je me souvenir des moments de retournement où la Parole de vérité m’a fait sortir de la nuit, m’a relancé sur le chemin alors que j’étais encore au bord du chemin.
La parole vraie est cohérence entre les pensées, les paroles et les actes qui en découlent. Est-ce que je peux reconnaître les expériences où j’ai une parole vraie, celles où je vais vers « quelque chose qui est sur le chemin de la vérité ». Une parole qui me rend capable de dialogue, qui me fait sortir de la foule des enfermements, des interdits, des cadres restrictifs pour voir au grand jour.